mai 22, 2017
Soirée : rencontre avec Maud Gelly
« De la médecine générale aux sciences humaines pour interroger la pratique médicale »
7 juin 2017, 19h30
Centre Popincourt, 3 rue Jean-Baptiste Dumay, 75020 Paris (métro : Pyrénées / Jourdain)
Maud Gelly a soutenu une thèse de médecine générale sur l’enseignement de la contraception et de l’avortement dans les études de médecine en 2004. Puis elle a exercé dans un centre de santé municipal et dans un centre d’IVG à Saint-Denis. Des questionnements sur une pratique médicale de reproduction des inégalités de santé l’ont amenée à reprendre des études de sociologie.
Transformer une question née dans la pratique médicale en problématique sociologique ?
En 2004 j’ai soutenu une thèse de médecine générale, qui portait sur l’enseignement de la contraception et de l’avortement dans les études de médecine. Elle lorgnait avec intérêt (et maladresse) vers la sociologie. Pendant les quatre années suivantes, passées à travailler dans un centre municipal de santé à Saint-Denis et dans un centre d’IVG, la sociologie est toujours restée dans le paysage, au titre de rayon de lecture préféré.
Et puis, vers 2008-2009, suite à une expérience troublante, et contrariante, lire n’a plus suffi. Dans un numéro de la revue Pratiques. Les cahiers de la médecine utopique, un article synthétisait les travaux d’épidémiologistes sur les inégalités sociales de santé, en ces termes : 1) elles relèvent dans une très large mesure de déterminants sociaux, notamment la catégorie socioprofessionnelle, le niveau d’études, les conditions de travail et de logement ; 2) le système de santé est dans une large mesure impuissant à les réduire, et quelques études épidémiologiques montrent qu’il tend même à les creuser ; 3) elles sont profondes : un ouvrier sur 4 meurt avant 65 ans, contre un cadre sur 8 ; une ouvrière sur 8, contre une cadre sur 15. L’article se terminait par une sorte de défi : l’auteur y invitait le lecteur médecin à marquer d’un petit signe le dossier médical de l’ouvrier sur 4 ou de l’ouvrière sur 8 dont il pouvait penser, au vu de son état de santé actuel, qu’il ou elle pourrait mourir avant 65 ans. Je me suis livrée à cet exercice pendant quelques semaines. A ce moment-là, étant chargée des consultations de gynécologie et de planning familial, je ne voyais plus que des femmes, quasiment toutes membres des classes populaires, inactives ou au chômage, employées souvent, ouvrières plus rarement. Lorsque je voyais réapparaître les dossiers, au fil des consultations, parfois de façon rapprochée dans le cadre de suivis de grossesse, je me suis aperçue que les femmes avec qui je passais le plus de temps, avec qui j’avais « mis le paquet », « mouillé la chemise », n’étaient PAS celles dont j’avais marqué le dossier d’un « 1/8 » au crayon.
Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi, et encore moins pourquoi il me semblait difficile de faire autrement, alors même que j’avais pris conscience de ma tendance à donner plus (plus de temps, d’attention, d’explications) aux femmes qui avaient probablement moins besoin de mes services.
Si cette affaire n’avait concerné que moi, elle aurait plutôt relevé d’une tranche d’analyse. Mais elle ne concernait pas que moi : en discutant avec mes collègues, médecins et infirmières en centre municipal de santé à Saint-Denis, je comprenais que nous partagions les mêmes goûts et dégoûts pour les mêmes situations en consultation, les mêmes préférences pour les mêmes patients : « celui-là je l’aime bien, ah oui moi aussi ! celle-là me fait marrer, elle percute vite, on gagne du temps ». Donc l’affaire ne relevait pas du psy, mais du sociologue. Et cette fois je n’ai trouvé de réponse dans aucun ouvrage ni revue sociologique. Luc Boltanski et Pierre Aïach donnaient quelques clés, mais elles ne me permettaient pas de comprendre comment et pourquoi des soignants qui avaient choisi la médecine sociale s’investissaient davantage auprès des patients qui avaient – tendanciellement et toutes proportions gardées – moins de besoins médicaux et de difficultés sociales.
C’est donc pour répondre à cette question, née dans ma pratique de médecin et dans la confrontation de cette pratique avec les connaissances produites par l’épidémiologie sociale, que j’ai repris des études, en master de sciences sociales à l’EHESS. À l’issue de la recherche menée pour mon mémoire de master sur l’éducation sexuelle au collège, j’ai pu saisir certaines pratiques de sélection des publics par les intervenants en éducation sexuelle, mais je n’avais pas avancé sur la compréhension des logiques de différenciation d’un service en matière de santé, en fonction des caractéristiques sociales de ses destinataires. J’ai donc poursuivi, par une thèse de sociologie menée dans des centres de dépistage publics et associatifs du VIH, l’exploration de la relation entre des individus qui recourent à un service de santé et ceux qui le leur fournissent : car si l’accès aux soins ne réduit pas les inégalités sociales de santé, voire les creuse, alors c’est qu’il se passe quelque chose, au cœur même du soin, qui produit de l’inégalité.
Cet événement fait partie des soirées à thèmes régulièrement organisées par l’association, ouvertes à tout public et conçues comme un espace de débat ouvert pour une réflexion partagée entre soignants, usagers et sciences humaines et sociales. La présentation de l’intervenant, de 30 à 45 minutes, est suivie d’un temps d’échanges et de débat avec le public.